Notes d’intention « Infinité »
Infinité est une œuvre de mondes
C’est beau et rare les 30 ans d’une compagnie. Tout en s’inscrivant dans la saison des 30 ANS DE DANSE de la compagnie yvann alexandre, Infinité se joue du temps, et offre un espace de liberté, d’affranchissement et d’humanité.
Infinité naît du temps présent, de l’humeur du monde et de l’énergie de la ressource. Comment le geste et le corps sont-ils porteurs de tous nos êtres ? Vaste champ des possibles, Infinité est une œuvre-ressources qui dialogue avec des années de création et les confronte de manière infinie à l’instant T.
Prenons une table, là où j’aime à travailler mes créations avant d’entrer en studio de répétitions. Infinité se visualise comme une matière qui se déploie sur l’ensemble de la surface, envahit, glisse à l’horizontal, et déborde du cadre. Une sensation de plein contrecarrée par ce qui surgit à l’instant, effilant l’espace et le temps, telles Les Tsingy, C’est ce dialogue entre le fil d’un voyage et ses fulgurances, qui dessine le duo Infinité.
Comme on lève l’ancre, comme on quitte le port pour voguer vers des terres lointaines, l’équipe de création a activé ce voyage en immersion dans le temps et le répertoire vidéo pour marquer un point de départ au processus de création. Et pour mieux s’en affranchir ensuite. De façon à enlever tout malentendu, Infinité n’est pas un florilège, et encore moins une célébration de 30 ANS DE DANSE, et c’est pourquoi le spectateur n’est pas invité à faire répertoire. Infinité est une nouvelle rencontre.
La composition chorégraphique invite deux interprètes loins de leurs habitudes chorégraphiques, à s’emparer du geste artistique, à traverser et vivre autrement ce répertoire conséquent. C’est un voyage en abstraction, qui caresse de manière intemporelle les espaces et les temps, dans un acte artistique sensible qui s’attache aux mondes intérieurs et extérieurs.
Chaque geste est pour moi celui d’un monde, voire même de plusieurs mondes. Des mondes différents, tour à tour glissants, solitaires, amoureux, en élan ou en tension. Des mondes poétiques qui s’ouvrent à chaque pas, et qui dessinent des lignes et des paysages nouveaux. Infinité est une œuvre de mondes.
Ce duo a la force de l’alliance du temps présent et d’un processus qui efface le passé. Que se passe-t-il et qui sommes-nous réunis, quand la mémoire vivante disparait ? Tous ces gestes partis, ces répertoires endormis, tous ces corps d’hier qui ne rencontrent pas ceux d’aujourd’hui et de demain, toutes ces créations vivantes et éphémères, sans traces souvent, font partie de mondes invisibles.
Les interprètes sont « Porteurs de tous nos êtres », au sens des nombreuses distributions qui ont porté les créations, des gestes et des pas qui ont écrit cette calligraphie de l’intime durant trente ans, des histoires d’humains, de lieux et de territoires, et de toutes ces peaux et de ces sensibilités. Du temps immersif en vidéo, les interprètes vont laisser des fulgurances, des réminiscences remontées, et s’insérer dans les partitions et les espaces blancs d’Infinité. Et ce sans chronologie, en convoquant seulement le sens du mouvement puisé dans plus de 40 créations. Les interprètes sont également « Porteurs de tous nos êtres » au sens de corps présents, d’artistes d’aujourd’hui.
Autant de mondes en mouvement qui composent une histoire, et dont l’amnésie volontaire permet une réécriture au temps présent, au profit d’un partage des imaginaires et des souffles. Infinité est un acte d’allers-retours au sens de chemin, et d’être. Qu’est-ce qui instinctivement va convoquer la perspective, la complicité ou la mise en distance ? Ce sont souvent nos pudeurs à dépasser des marqueurs, à respecter ce qui nous définit, à protéger l’existant pour mieux s’y appuyer. La pudeur de l’écho nous invite à créer des frontières et des réserves, là où le geste et danser nous propulsent vers la liberté.
L’invisibilité des artistes au début de la pandémie, s’est confrontée aux répertoires invisibles. Dans des dialogues déséquilibrés, le corps empêché, immobile, intactile, s’est retrouvé à être spectateur des corps projetés sur écrans, au passé reconvoqué, et à l’injonction continue de (re)découvrir et de (re)voir. Infinité a commencé à s’écrire à cet instant.
En choisissant de convoquer des répertoires invisibles, en faisant abstraction de la mémoire, c’est offrir une liberté infinie de jouer avec le temps, de confondre hier et aujourd’hui, et d’incarner tous nos êtres, même ceux oubliés.
Ay. octobre 2021